19.
Allan « Skipper « Thomas était à première vue un homme comme les autres, chez qui l’on devinait peut-être une certaine pratique du commerce, mais Will comprit très vite qu’il allait jouer dans sa vie un rôle déterminant.
Manager des Hammersmith Rangers, Thomas avait passé le cap de la quarantaine, mais on racontait qu’il s’entraînait aussi durement que ses joueurs et qu’il offrait une prime si on réussissait à le dépasser ballon au pied. On prétendait également qu’il n’avait jamais eu à verser la fameuse prime.
Ils étaient assis très dignement dans le salon. Eleanor et Vannie avaient eu la délicatesse de les laisser seuls pour qu’ils puissent tranquillement parler football, entre hommes.
— Je t’ai regardé jouer, Will, commença Thomas.
Approche directe, tout comme Will l’avait prévu.
— Ah bon ? Vous me faites plaisir en disant ça, monsieur.
Quelle blague ! Tous les clubs de Londres avaient envoyé quelqu’un voir ce qu’il valait.
— Tu es doué, ça saute aux yeux. Et tu deviendrais un bon joueur, si l’on me donnait un peu de temps.
Will regarda Skipper Thomas très calmement. Il aimait bien faire les choses calmement.
— Je suis déjà un bon joueur, monsieur. Vous le savez, sinon vous ne seriez pas là.
— Tu n’as que quinze ans. À cet âge, on n’est pas encore un joueur, on est un joueur potentiel.
— Si.
— Et modeste, avec ça ! s’esclaffa Thomas.
— Non, je ne suis pas modeste, monsieur. Ce serait être hypocrite. Mais je suis un buteur. Je ne suis pas un adepte du jeu collectif ; sur le terrain, je ne fais pas attention aux autres. Je suis un individualiste, un frappeur pur et simple.
Je suis de la même trempe que Johan Cruyff, Pelé et Gerd Millier. Je suis le plus jeune joueur de ma catégorie qu’on ait jamais vu en Angleterre. Aussi rapide que n’importe quel pro, et plus puissant. Toute la presse le dit.
Un grand sourire illumina le visage de Thomas. Quel culot ! Mais il y avait sans doute beaucoup de vrai dans ce que disait cette jeune tête brûlée.
— La presse locale, Will.
— Mais aussi le Telegraph, et le Sun. Dites, monsieur Skipper Thomas, si vous en arriviez au fait ? Vous voulez que je vienne jouer chez vous et moi, j’ai envie de jouer chez vous.
Alors inutile de tourner autour du pot. Combien me proposez-vous, monsieur ?
— Allez, Will, décroche-moi si tu penses en être capable.
Tu es le nouveau Cruyff, non ?
Skipper Thomas et Will étaient encore sur la pelouse, bien après l’entraînement. Comme tous les jours… Jamais Thomas n’avait vu un joueur, fût-il jeune, faire preuve d’une telle détermination. Et Will était bel et bien un buteur hors pair, capable de marquer quand il le voulait avec une incroyable aisance.
— Si j’y arrive, tu me donnes quoi ? Qu’y a-t-il à gagner ?
— Vingt livres, répondit Skipper, et il cracha au sol.
Will éclata de rire et s’éloigna, secouant sa tignasse blonde sur son torse nu.
— Arrête. Pour vingt livres, je ne voudrais même pas baiser ta femme.
— Bon, d’accord, cinquante. Mais tu m’effaces.
Will fit volte-face, releva le défi. Thomas lui lança le ballon, et il le bloqua du pied droit, le plus naturellement du monde. Il jouait à la perfection son rôle de petit prétentieux.
Skipper Thomas s’accroupit.
— Quand tu veux, fiston.
Will était prêt, mais il n’était le fiston de personne.
Une feinte à gauche, une feinte rapide à droite. Il fila droit sur l’entraîneur et là, poing tendu vers le ciel, médium dressé en signe universel de mépris, il s’échappa et laissa Skipper Thomas sur place comme si celui-ci avait les chaussures collées à la pelouse.
— Garde ton fric, lança-t-il à Thomas, hilare. J’ai des tas de projets et, à mon avis, je ne vais pas en avoir besoin.
Will passa deux ans chez les Rangers avant d’être acheté un million et demi de livres par Liverpool qui, comme à son habitude, caracolait en tête de la première division. Il était déjà le footballeur le plus célèbre d’Angleterre. Dès la première année, il devint le meilleur buteur de la Ligue et faillit être sacré joueur de l’année. Et il n’avait que dix-neuf ans.
La presse s’enflammait, évoquant la « rage de vaincre » de Will Shepherd, son jeu « magique et aérien ». Selon le Guardian, il était « capable de fondre sur le ballon, tel un aigle d’or, puis de s’envoler vers son aire, en l’occurrence les filets de l’adversaire ».
« Une véritable flèche d’or qui file droit au but. »
« Sur le terrain, Will Shepherd est l’égoïsme même. Il n’a qu’une obsession : marquer. Et il joue comme s’il était seul. »
À dix-neuf ans, la Flèche d’or commença également à alimenter les rubriques mondaines. On le voyait « chassant le renard en compagnie d’amis dans le Gloucestershire », « tirant la grouse sur les landes de Lord Dunne, dans les environs de Balmoral » ou bien encore « jouant au polo à Swinley Forest en présence de la famille royale ». En toutes circonstances, soulignaient les échotiers, Will Shepherd était toujours « très remarqué ».
À l’âge de vingt ans, il offrait à Liverpool la coupe de la Ligue. Il était peut-être le joueur le plus célèbre d’Europe et manqua de peu le titre de meilleur joueur du monde décerné par la FIFA. À l’annonce du palmarès, pastichant la célèbre réplique d’Autant en emporte le vent, il déclara : « Franchement, Scarlet, je me fous pas mal de savoir ce qu’on pense de mon jeu. Il n’y a que moi qui peux vous dire si je suis le meilleur ou pas. »
Durant la même période, voulant obstinément conserver des liens avec les États-Unis, il joua aussi pour l’équipe américaine. Mais, lassé de gâcher son talent au milieu d’une équipe de culs-de-jatte, il rendit définitivement son maillot d’international.
On vit alors les journaux faire état de rumeurs alarmantes, et donc bien plus intéressantes pour leurs lecteurs. Il était question de boisson, de drogue et pis encore. Pour justifier ses nombreuses absences aux entraînements, Will invoquait des « raisons personnelles ». Liverpool le céda à un club rival qui avait des ambitions, moyennant deux millions de livres. Pendant l’intersaison, Will se mit à piloter des voitures de formule Grand Prix, ce que son contrat lui interdisait formellement. Commentaire, au départ d’une course : « Si je survis, ça n’aura aucune importance. Si je me tue, non plus. »
Will Shepherd, dit la Flèche d’or, était devenu une idole.
Un personnage totalement irrésistible.